L’intention du gouvernement français d’extrader
vers l’Italie dix anciens militants, hommes et femmes de l’extrême-gauche
italienne exilés en France depuis des dizaines d’années, est un déni de la
parole donnée à ces réfugiés qui va à l’encontre des engagements moraux et
politiques antérieurement pris à l’égard des centaines des militants
italiens venus s’abriter dans notre pays après les années 1970. Elle rompt
avec une politique d’asile d’exception pratiquée depuis quarante années par
tous les gouvernements français, dont le président de la République François
Mitterrand fut le garant par cette allocution d’avril 1985 à la Ligue des
droits de l’homme : « Les refugiés italiens (…) ont rompu avec la machine
infernale dans laquelle ils s’étaient engagés (…). J’ai dit au gouvernement
italien qu’ils étaient à l’abri de sanctions par voie d’extradition ». On
sait aujourd’hui que le gouvernement italien d’alors n’y avait vu que des
avantages.
Parfaitement intégrés à la société française, par
leur travail, leur famille, leurs enfants, leurs petits enfants, ayant
tourné depuis le siècle dernier la page des pratiques violentes, ces hommes
et ces femmes, il faut le dire, font l’objet d’une persécution qui relève
bien plus de la vengeance que de la justice. Les présenter comme des
« individus dangereux », les traiter en délinquants de droit commun porteurs
d'une dangerosité actuelle, est parfaitement absurde et totalement
anachronique. Le symbole même de cette injustice d’Etat est le traitement
infligé à Luigi B., pour lequel on fabrique de toutes pièces la
qualification de « délinquant d'habitude » afin d'essayer d'annuler une
prescription déjà acquise.
Il serait question d’œuvre de justice, de soigner
les plaies encore ouvertes des années 1970 et de clôturer ainsi ce pan
d’histoire violent. Mais comment penser que le système judiciaire en ciblant
quelques individus parmi les acteurs survivants d’une violence
multilatérale, dans laquelle avait sombré toute une société, y compris
l’appareil d’Etat, puisse guérir les dommages de l’histoire, les blessures
de personnes singulières ?
Comment penser que l’emprisonnement de dix
personnes prises comme exemples puisse se substituer à une réflexion
critique toujours en cours aujourd’hui chez les historiens et les citoyens
qui tentent, bien des années plus tard, de situer les enjeux et les
responsabilités d’un passé tragique que l’on voudrait effacer de l’histoire
? Et puis, quel sens aurait une peine à purger après une
réintégration réussie et irréfutable des êtres qu’on veut punir ?
Comme le rappelaient trois juristes, Louis Joinet,
Irène Terrel et Michel Tubiana, dans une tribune dans le journal Le Monde
en mars 2019 : « Ce ne sont pas seulement des dossiers, des numéros sur des
listes, mais des femmes et des hommes qui ont vécu, vieilli, changé, et qui
se sont insérés pacifiquement dans notre pays ».
Si ces personnes sont extradées, ce n’est pas
seulement la prison qui les attend mais, compte tenu de leur âge (de plus de
60 à 78 ans) et pour certains de la durée de la peine à purger, c’est la
prison à vie qui les attend. Plus précisément, c’est un arrêt de mort
annoncé. La responsabilité morale de cette issue inimaginable retomberait
nécessairement sur le gouvernement français.