Pendant
vingt
ans, de
1968 à
1982, l’Italie
a connu un climat
de révolte
d’extrême gauche,
une succession
inédite d’attentats,
d’enlèvements, une tentative
de coup
d’État et
une très
forte activité
d’extrême droite,
les manipulations
de certains
services de
l’État,
une
ingérence
américaine
permanente,
une
fragilité
des
institutions, et
l’agitation de
la menace
communiste. Aujourd’hui,
cette ambiance
chaotique est
devenue
en
partie
inimaginable.
Les
acteurs
principaux,
les
coordonnées politiques et sociales,
de ce
qu’on appelle
« les
années de
plomb »
ont tous
disparu :
la Guerre
froide, l’Union
soviétique, le
parti communiste italien, les
groupes d’extrême
gauche, la
démocratie chrétienne,
tout cela
n’existe plus.
Nul ne
pourra
reconstituer
la
trame
précise
des
luttes
violentes,
établir
suffisamment les
faits, tout
baigne dans
une
atmosphère survoltée, où la
politique joue
un rôle
qui nous
est à
présent étranger.
L’exécutif
a
donc tort
d’amalgamer à
la va-vite
les années
de plomb
avec les
attentats récents,
c’est une
stratégie rhétorique
inadmissible. En
réalité, il
faut en
finir avec
les années
de plomb,
le temps
est passé,
la
Guerre froide
est terminée
depuis plus
de quarante
ans, la vie politique
qui fut
le décor
et
l’occasion des luttes
appartient désormais
à l’Histoire,
les nouvelles
générations ne peuvent
pas même
imaginer ce
que fut
l’ambiance de
la Guerre
froide, nous
vivons dans
un contexte
si radicalement
différent, sans aucune
relation avec
cet antagonisme violent, cette
menace constante, où deux
camps
irréconciliables et puissants
s’affrontaient.
La
cour
d’appel de
Paris a
récemment refusé
l’extradition des
dix réfugiés
italiens réclamée
par le
Président Macron.
Le Cour
a motivé
sa décision
sur les
articles 6
et 8
de la
Convention européenne des droits
de l’homme,
jugeant que
la législation
italienne ne garantit pas
au condamné par contumace
un nouveau procès, et
que, quand
bien même
elle le
garantirait, les
intéressés seraient
alors exposés
au caractère
déraisonnable de
la durée
de la
procédure.
Enfin,
compte
tenu de
l’ancienneté des faits,
et de
l’insertion avérée des
réfugiés italiens,
une extradition porterait une
atteinte
disproportionnée
au respect
de la
vie privée
et familiale.
On
voit
que, dans
ses deux
branches,
l’arrêt de
la cour insiste
sur le
temps, sur
le temps
écoulé :
« la
durée de
la procédure », «
l’ancienneté des faits
», «
l’insertion avérée
». Mais
il ne
s’agit pas
seulement du
temps vécu,
la relation
au temps
est aussi
une relation
de
droit,
une relation
fondatrice d’un
rapport à
la loi.
Le
code
pénal français
de 1791 abolissait la
torture et
notait après
chaque peine
: « Cette
peine ne
pourra en
aucun cas
être perpétuelle.
» Ainsi,
avec la
Révolution française,
toute activité
délictuelle devient prescriptible.
Le
droit
démocratique s’est
donc développé en opposition
à un
droit, celui
de l’Ancien
régime, qui
se situait, quant
à lui,
dans l’éternité
: la
flétrissure, la marque,
les supplices
qui
s’inscrivent dans les
corps, la
condamnation à
mort.
Un
droit
démocratique, séculier,
est un droit qui
se règle
ici-bas,
qui commence
et termine
ici-bas, qui
ne saurait
épouser le
cours entier
de la vie humaine.
En
s’appuyant sur
le caractère
déraisonnable de
la durée
de la
procédure,
sur l’ancienneté
des faits
et l’insertion des réfugiés,
la Cour
d’appel de
Paris nous
rappelle cette conception
démocratique du droit, d’un droit
qui trouve
une limite
rationnelle, concrète
et séculière,
dans le
passage du
temps.
L’attitude
de
l’exécutif exprime
donc une
conception rétrograde du
droit, une
conception où
le temps
ne s’écoulerait pas, où
les faits
seraient jugés
dans une
sorte d’éternité,
où l’on
pourrait être
définitivement expulsé
de la vie sociale,
proscrit, marqué
; mais l’exécutif manifeste
également un acharnement,
et cet
acharnement est,
lui aussi,
une conséquence
de cette
conception non laïque
du droit,
car lui
aussi, cet
acharnement, voudrait
que la condamnation,
la peine,
tout cela
dure éternellement, que l’on
soit poursuivi
éternellement. C’est sur
fond d’éternité
que l’acharnement s’exerce, c’est
sur le
temps long
que peut
se déployer
cette asymétrie
flagrante entre
les individus et l’État.
Cela ne
coûte rien
aux représentants
de l’État
de s’obstiner
contre tel
ou tel,
les procureurs
se relaient,
les secrétariats font le
travail, les
chancelleries sont
organisées, une
administration ne
connaît ni
inquiétude, ni
fatigue.
Bien
sûr,
l’existence de
voies de
recours est
une garantie
réciproque, mais
lorsque tant
de force
est d’un
côté, peut-on
n’y voir
réellement qu’une
garantie ?
On le
sait bien,
les États,
les grandes
entreprises ne cèdent
pas, ils
s’entêtent, ils ont
le temps
pour eux.
Voici donc
deux
conceptions
du temps
: le
temps de
l’oubli,
celui de
la prescription, et le
temps procédurier,
celui d’arriver
à ses
fins.
Ainsi,
le
pourvoi en
cassation était-il
annoncé à
l’avance
par le
président de
la République
au sommet de Madrid, comme
une formalité : « Il nous
appartiendra dans
les prochaines heures de
voir si
un recours
en cassation
est possible,
en tout cas,
s’il y a encore des voies juridictionnelles qui nous permettraient d’aller
plus loin. »
Il
ne
s’agit pas
de savoir
si les
arrêts rendus
par la
Cour d’appel
présentent une
erreur de
droit, il
s’agit seulement
de savoir,
de manière
purement formelle,
« s’il
y a
encore des
voies juridictionnelles qui nous
permettraient d’aller plus
loin. »
On le
voit bien,
ce n’est
pas le
droit, ce
n’est pas
la justice
qui importe,
c’est « d’aller
plus loin
». C’est
là un
usage dévoyé
des voies
de recours,
c’est mettre
les voies
de recours,
leur simple
existence formelle, au service
d’une
opinion, d’un pouvoir.
Dans
la
même tirade,
évoquant le
passé, le
président Macron
parle de
« crimes
de sang
» et
se donne
à peu
de frais
le beau
rôle. Il
met cela en
balance avec
le temps
passé, comme
si la
prescription pénale était
invalidée par
la violence, comme
si les
procédures italiennes avaient été
à l’époque
indiscutables.
Mais
les
faits qu’il
évoque ont,
pour les
plus récents,
quarante ans.
Quarante ans,
il faut
bien mesurer
que cela
représente deux fois
le délai
de la
prescription pénale en
France, cela
représente déjà
toute une
vie, quarante
ans. Alors
quoi ?
Faudrait- il
ne jamais
oublier ?
Ne jamais
en finir
? Allons-nous
finalement nous aligner
sur les
États-Unis où
l’on peut
condamner quelqu’un
à des peines
relevant
de l’Enfer
de Dante
?
La
prescription s’autorise d’une
autre conception,
une conception
où l’homme
change, où
le monde
change. Une
conception où nous
nous définissons
jours après
jours, et
non pas
une fois
pour toutes.
Il faut
que cesse
l’acharnement contre les réfugiés
italiens, il
faut protéger
la prescription,
le droit
à l’oubli,
qui fonde
une conception à
la fois
apaisante et
réaliste de
l’homme.